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Tribunes
Quel président pour la deuxième République ?
12/11/2014 | 11:15
15 min
Quel président pour la deuxième République ?
Par Selma Mabrouk*

A douze jours du premier tour des élections présidentielles, les échos des interrogations de nombreux citoyens continuent de pleuvoir, tiraillant encore plus les indécis. Reflet « miroir » de cette indécision d’une partie de la société tunisienne, Facebook regorge d’échanges sur ce dilemme, échanges malheureusement ponctués parfois d’allégeances frisant l’indécence, d’insultes et d’accusations de toutes sortes et de remontées phobiques diverses…

Alors que, contre tout bon sens, la campagne pour la présidentielle avait déjà commencé bien avant « son heure », empiétant au passage largement sur la campagne pour les législatives, l’on pouvait s’attendre aujourd’hui à une meilleure visibilité sur les pronostics de ces élections et surtout sur les objectifs souhaités de chacun.
La constitution de la deuxième république a en effet déjà « balisé » le terrain. Le président élu de 2014 n’aura rien à voir avec les présidents antérieurs qui ont gouverné la Tunisie, question prérogatives.
Les « délires » plus ou moins volontaires à propos des programmes de certains candidats relèvent donc au moins d’une ignorance impardonnable sinon d’une supercherie voulue, totalement irrespectueuse du principe de souveraineté populaire auquel le suffrage universel fait appel.
Malgré cette modification dans le partage des pouvoirs, ces élections sont d’une importance indéniable tant sur le plan de la symbolique que sur le plan du déroulement du processus de transition démocratique. Il s’agit en effet de la première échéance depuis l’indépendance où il y a un véritable choix à faire, la première où les dés ne sont pas pipés et le résultat couru d’avance…Qu’importe l’absence au sein du lot des 27 du « candidat idéal » et qu’importe le nouveau statut de chef de l’Etat, en complète rupture avec notre héritage culturel qui pousse encore un grand nombre à rechercher un nouveau « père de la Nation » ou d’autre à vouloir un remake de « l’artisan du changement », et qu’importent les envies soudaines et ressuscitées de certains pour un « président révolutionnaire » après que « tant d’eau a passé sous les ponts »… Ces élections méritent l’attention qu’on leur prête. Et requièrent surtout de la clairvoyance et du pragmatisme.


Sans user du « moteur émotionnel » qu’est la peur ni de la « diabolisation » d’un quelconque candidat et en faisant appel au sens critique de l’électeur, l’on peut tenir un raisonnement transparent et objectif pour qu’enfin commence à s’ancrer dans nos us et coutumes la noblesse de cet acte citoyen qu’est l’élection d’un chef de l’Etat et ce malgré toutes les imperfections dans l’application du processus.

J’aimerai faire ici part de mon avis en tant que citoyenne. Ma réflexion est toute personnelle et elle n’engage pas mon parti Al Massar qui a choisi de respecter le libre choix de ses militants tout en exprimant son soutien naturel à tout candidat appartenant au « front démocrate et civil », celui là même qui a uni ses forces lors du sit-in Errahil pour garantir le respect de la République et des normes démocratiques ainsi que la protection des Libertés dans la constitution, qui a œuvré pour que le dialogue national s’installe et accueille toutes les parties sans exclusion aléatoire et qui a permis de dégager la Troïka du gouvernement.

Quel président pour la deuxième République ?

Rappelons d’abord en quelques lignes les prérogatives du président de la République dans le schéma des pouvoirs consacré par la nouvelle constitution, ainsi que les interactions prévues entre le chef de l’état, le chef du gouvernement et l’assemblée des députés du peuple sur certains points essentiels :

Article 72 : Le président de la République est le chef de l'Etat, symbole de son unité, il garantit son indépendance et sa continuité et il veille au respect de la Constitution.
Article 77 : Le président de la République est chargé de représenter l’État. Il est compétent pour définir les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’Etat et du territoire national des menaces intérieures et extérieures et ce, après consultation du chef du gouvernement.
Il est également compétent pour :
• Dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple dans le cas prévu par la Constitution « … » (article 99)
• Présider le Conseil de la sécurité nationale auquel est convié le président du gouvernement et le président de l’Assemblée des représentants du peuple
• Le haut commandement des forces armées,
• Déclarer la guerre et la conclusion de la paix après approbation de l’Assemblée des représentants du peuple à la majorité des trois cinquième de ses membres, et l’envoi de forces à l’étranger avec l’accord du président de l’Assemblée des représentants du peuple et le Chef du gouvernement.« … »
• Prendre les mesures requises par la circonstance exceptionnelle, et la déclarer conformément à l’article 80, « … »
• Le droit de grâce.
Article 78 : Le président de la République se charge par voie de décrets présidentiels de :
• Nommer et révoquer le Mufti de la République Tunisienne,
• Nommer et révoquer dans les hautes fonctions publiques auprès de la présidence de la République et les établissements qui en dépendent. « … »
• Nommer et révoquer dans les hautes fonctions militaires, diplomatiques et de la sécurité nationale, après consultation du chef du gouvernement, « … ».
• Nommer le gouverneur de la Banque centrale sur proposition du Chef du gouvernement et après approbation de la majorité absolue des présents à l’Assemblée des représentants du peuple. « … »
Article 80 : En cas de péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle, après consultation du Chef du gouvernement et du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la cour constitutionnelle. Il annonce les mesures dans un communiqué au peuple. « … »
Article 81 : Le président de la République promulgue les lois et ordonne leur publication dans le Journal officiel de la République tunisienne « … »
A l'exception des projets de lois constitutionnelles, le président de la République peut renvoyer, en motivant, le projet pour une deuxième lecture « … »
L’adoption des projets de lois ordinaires se fait, après renvoi, à la majorité absolue des membres de l’Assemblée et à la majorité des trois cinquièmes de ses membres sur les projets de lois organiques.
Article 82 : Le président de la République peut, exceptionnellement, durant les délais de renvoi, soumettre au référendum les projets de lois qui portent sur l'approbation des traités internationaux ou sur les droits de l'Homme et les libertés ou sur le statut personnel, adoptés par l'Assemblée des représentants du peuple. Le recours du référendum est considéré comme un abandon du droit de renvoi. « … »
Sans oublier que, d’après l’article 62 : L’initiative des lois est exercée par des propositions de lois émanant de dix députés au moins ou par des projets de loi émanant du président de la République ou du Chef du gouvernement.
Le Chef du gouvernement est compétent pour présenter les projets de lois d‘approbation des traités et les projets de lois de finances.
Les projets de lois présentés sont prioritaires.
Article 99 : Le président de la République peut demander à l’Assemblée des représentants du peuple de procéder à un vote de confiance au gouvernement, au maximum 2 fois pendant le mandat présidentiel. Le vote se fait à la majorité absolue des membres de l’Assemblée des représentants du peuple. Si cette dernière ne renouvèle pas sa confiance au gouvernement, il est considéré démissionnaire, et le président de la République se charge de désigner la personnalité la plus apte à former un gouvernement dans un délai de 30 jours « … »
En cas de dépassement du délai ou si l’Assemblée n’octroie pas sa confiance au nouveau gouvernement, le président de la République a le droit de dissoudre l’Assemblée et d’appeler à la tenue d’une élection législative anticipée « … »
Article 106 : Les magistrats sont nommés par décret présidentiel sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature.
La nomination aux hautes fonctions judiciaires se fait par ordre présidentiel après consultation du chef du gouvernement et sur la base d’une liste exclusive fournie par le Conseil Supérieur de la Magistrature. « … »
Article 118 : La Cour constitutionnelle est une instance juridictionnelle indépendante composée de douze membres « … »
Le président de la République, le président de l’Assemblée des représentants du peuple, et le Conseil supérieur de la magistrature proposent chacun 4 candidats « … »
L’Assemblée du peuple élit douze membres « … » à la majorité des trois cinquièmes, pour un seul mandat de neuf ans.
Article 125 : Les instances constitutionnelles indépendantes « … » sont élues par l'Assemblée du peuple « … » à une majorité renforcée.

De ces prérogatives arrachées de haute lutte lors de l’adoption de la constitution, et à fortiori en considérant le paysage politique actuel, il ressort que 5 critères importants sont à prendre en compte pour choisir le candidat le mieux placé pour mener à bien son mandat présidentiel :
1èrement : La faculté « d’unificateur » garant de l’indépendance de l’Etat et du respect de la constitution (articles 72, 80).
2èmement : Les relations étrangères et la politique de défense nationale et de sécurité du territoire sont tracées par le chef de l’Etat en concertation avec le chef du gouvernement (articles 77,78, 80).
3èmement : Le rôle d’arbitre du chef de l’Etat en matière législative et en cas d’instabilité soit du gouvernement et/ou de l’assemblée (81, 82, 99).
4èmement : L’implication du chef de l’Etat dans le pouvoir judiciaire (article 106) et dans le choix des membres des institutions « protectrices » de la démocratie naissante (article 106,118 et 125).
5èmement : L’interaction entre chef de l’Etat et assemblée à travers la majorité parlementaire requise : D’abord à travers la nécessité d’une majorité conséquente pour l’adoption des projets de lois qu’il est susceptible de proposer dans tous les domaines mis à part l’approbation de traités et la loi de finance, domaines réservés au chef du gouvernement. Mais aussi la majorité absolue (soit 109 députés) pour la nomination et la révocation du gouverneur de la banque centrale, l’appel au vote de confiance du gouvernement, et le renvoi des projets de lois ordinaires. Et la majorité des 3/5èmes (soit 131 députés) pour la déclaration de guerre et la conclusion de paix, le renvoi des projets de lois organiques et l’élection des membres de la cour constitutionnelle. Ensuite la majorité « renforcée » pour le choix des membres des instances constitutionnelles.
Sans oublier la nécessité d’obtenir l’aval de 50+1 des électeurs en cas de référendum.

A la lumière de ce qui est décris plus haut, se dessinent les garanties à obtenir pour les cinq ans à venir (et par contraste, les dérives possibles en cas de « mauvais choix »), soient l’absolue nécessité d’avoir les qualités suivantes:
Un sens de l’Etat et de la diplomatie tant étrangère qu’intérieure.
Une faculté de « stabilisateur » pour permettre au moins une coexistence « sereine » des pouvoirs, voire même leur collaboration synergique et un savoir faire dans la gestion des conflits.

Risque d’hégémonie ou instabilité chronique ?

Pour parfaire le raisonnement et trouver des éléments de réponses à la question posée il est nécessaire d’analyser conjointement le paysage parlementaire résultant des élections législatives.
En effet, quel que soit les alliances qui seront convenues pour le choix du gouvernement, nous sommes loin du cas de figure faisant craindre une hégémonie quelconque d’une des parties. Une instabilité par contre est même à craindre s’il n’y a pas une coopération suffisante entre le chef de l’Etat et le chef du gouvernement et/ou le chef de l’Etat et la majorité absolue de l’assemblée, ce qui mènerait à une situation de crise chronique comme celles subies lorsque la Troïka gouvernait (exemples du cas de Baghdédi Mahmoudi et de la révocation de Mustapha Kamel Nabli pendant le gouvernement Jebali ) mais même aussi avec le gouvernement Jomâa installé par le dialogue national (empêchements et blocages pour la loi de finance complémentaire et pour le projet de loi de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent).

Les craintes de voir mener une politique quoique cohérente mais non conforme à certaines vues (justice transitionnelle, justice sociale, lutte contre la corruption, indépendance de la justice et des médias, crainte du retour des « veilles habitudes » de gouvernance, voire même d’un « retour de la dictature » etc …) ne relèvent aucunement d’une « mécanique » potentiellement hégémonique mais du « profil » des groupes parlementaires récompensés par les urnes auxquels l’on peut prêter quelques réserves mais que l’on ne pourra réellement juger que sur leur bilan de gouvernance, le rôle majeur de la société civile et politique conservant toute son importance question contrôle et suivi.


Il est donc clair que la multitude de candidats naviguant, « officiellement » ou pas, dans le champ de la Troïka est à bannir d’emblée pour garantir les qualités sus citées indispensables à un chef d’Etat et un minimum de coopération responsable entre les deux chefs de l’exécutif et la majorité parlementaire. Alors exit les « Troïkistes » sur le retour, les illustres ex-Novembristes et les non moins illustres inconnus venus de nulle part, les « indépendants » ou chefs de partis flairant bon le discours identitaire ou encore les providentiels « milliardaires » poussant comme des champignons dans un pays exsangue de vrais créateurs de richesse et trainant un passé sulfureux à faire pâlir d’envie les meilleurs scénaristes de séries télévisées.
Le « silence » adroit d’Ennahdha à propos du soutien que sa base pourrait prodiguer à l’un d’eux (et obligeant au passage l’un de ses habituels soupirants à le quémander pitoyablement jusqu’à dans les médias) ne fait qu’embrouiller encore plus le paysage pour mieux tromper l’opinion.
Mais en y regardant de plus près et en évaluant les résultats chiffrés des législatives, l’on peut quasiment se prononcer sur « l’élu » qu’Ennahdha a choisi parmi sa kyrielle de prétendants (au cas où l’alliance avec Nida ne se fait pas selon ses désidératas). En effet, Moncef Marzouki a des chances sérieuses de bénéficier du soutien de son ex-allié et par là même de tous ses satellites qui reporteraient tout bonnement leur électorat dans son « panier » au deuxième tour. Sans oublier la possibilité de voir faire le même choix les partis mis sur le compte des démocrates mais cultivant le mythe de la 3ème voie, « anti-Nida » certes mais pas si « anti-Nahdha » que ça….

Dans le camp démocrate issu du front du salut national, plusieurs candidats de valeur se disputent le « Graal ». Qu’il s’agisse « d’indépendants » comme Kalthoum Kanou, juriste militante, ou Noureddine Hached, héritier d’un historique syndical nationaliste ou encore Mustapha Kamel Nabli, économiste de grand calibre. Qu’il s’agisse d’un des chefs de file de l’opposition historique de Gauche, Hamma Hamémi. Qu’il s’agisse de « destouriens » compétents et expérimentés tel que Kamel Morjane ou Béji Caid Essebsi. Ils répondent tous aux exigences constitutionnelles et seraient tous capables d’honorer leur mandat.

Mais au vu du paysage parlementaire issu des urnes, la coordination synergique attendue entre le chef de l’Etat et la majorité parlementaire requise pour une gouvernance efficace restreint la marge de manœuvre .
En effet, nous avons une majorité parlementaire relative attribuée à Nida Tounes, qui sera la « plaque tournante » de la mécanique gouvernementale. Mais quelque soient les alliances qu’elle contractera, l’appui confortable d’une majorité large stable et cohérente pour mener « facilement » ses projets à terme n’est pas au rendez vous.
Et si l’on a pour objectif l’alternance des pouvoirs (issue naturelle de la bipolarisation de la scène politique entre démocrates modernistes et islamistes, concept « diabolisé » aujourd'hui contre tout bon sens) et une gouvernance affrontant les défis du mandat prochain, comme l’instauration d’une cour constitutionnelle compétente, d’un conseil de magistrature mettant les premières pierres d’une justice indépendante, d’une instance constitutionnelle des médias apte à réformer ce secteur, d’une réflexion sage et réaliste sur la décentralisation etc..., l’on a tout intérêt à « renforcer » le camp démocrate pour lui permettre de créer son gouvernement en lui fournissant l’appui conséquent d’un chef de l’Etat idoine.
Le candidat Hamma Hammémi, surtout au vu de la trop longue hésitation que montre le front populaire à annoncer son soutien à un gouvernement démocrate, ne me paraît pas pouvoir jouer ce rôle, d’autant plus que sa qualité d’Homme de Gauche n’aura aucun effet réel en tant que chef de l’Etat sur les choix économiques du gouvernement et du parlement (comme décrit plus haut). Ce rôle de défenseur des principes du socialisme reviendra évidemment à son groupe parlementaire.
Pour les candidats « indépendants », leur statut les obligeant à devoir chercher l’appui d’un consensus large ne leur octroi pas la faculté de pouvoir soutenir d’une manière déclarée le camp démocrate, affaiblissant considérablement leur potentiel à relever les défis à venir. Et en ce qui concerne Kamel Morjane, les résultats obtenus par son parti aux législatives le mettent aussi dans une situation inconfortable analogue à celle des « indépendants ».

Par conséquent, le seul candidat répondant aux critères cités est le leader de Nida Tounes, Béji Caid Essebssi.
Et au vu de l’évolution de la campagne électorale présidentielle et des rumeurs qui circulent sur les alliances des uns avec les autres, et au vu du risque inutile de maintenir le fantasme d’une « expérience électorale » que l'on voudrait voir comme l’apogée du processus entamé après la révolution, j’ai décidé de soutenir la candidature de BCE dés le premier tour.

La protection de la transition démocratique se fera au long cours au même titre que la défense de la justice sociale, du développement économique équitable et du progrès et ce, grâce à une société civile et politique maintenant sa vigilance et se transformant en force de proposition incontournable.

Bonne continuation au Front Démocrate et Civil pour une Tunisie revigorée et prête à relever tous les défis du Développement…

Gloire aux Martyrs de la Nation
Vive la Tunisie Libre Indépendante et Souveraine

*Selma Mabrouk est députée Al Massar à l’ANC


12/11/2014 | 11:15
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