Soudain, Rached Ghannouchi est redevenu infréquentable
Sigma Conseil a tenu samedi dernier son Open annuel durant lequel il a présenté les principaux chiffres économico-socio-médiatico-politiques de la Tunisie durant l’année 2017 et les perspectives de l’année 2018. Cette grand-messe réunit un grand nombre de personnes d’influence dans le pays pour qui l’événement est incontournable et qui considèrent les prévisions et les chiffres de Hassen Zargouni, patron de Sigma, comme de la science infuse.
Un des principaux messages envoyés par M. Zargouni est ce penchant du Tunisien à s’autodétruire et s’auto-dénigrer, s’auto-flageller. Rien ne nous plait, rien ne nous satisfait, nous minimisons tout exploit, nous brisons toute initiative. Et quand il y a un succès, qu’il soit sportif, culturel ou économique, on cherche systématiquement une « excuse » pour le réduire. Si untel a réussi, c’est qu’il a triché, qu’il a volé, qu’il est corrompu ou vendu. C’est toute une culture que nous avons héritée (et améliorée) de la culture française.
Il n’y a pas que Hassen Zargouni qui établit ce constat, c’est l’image que nous donnons nous-mêmes à l’extérieur. L’éminent économiste franco-béninois Lionel Zinsou était l’invité de la Biat la semaine dernière pour une conférence de haute facture et il nous l’a dit clairement haut et fort : « Tunisiens, arrêtez de vous auto-flageller ! ».
A la sortie de l’Open Sigma, on a rapidement obtenu confirmation des constats de Zargouni, ce dernier a eu droit à une salve d’injures et de critiques sur les réseaux sociaux. « Le succès est en nous », a l’habitude de dire Hassen Zargouni et il est peut-être temps de regarder un peu nos propres succès, de quitter notre spirale négative et d’adopter une positive attitude. C’est notre rôle à tous et en premier lieu nous autres médias. Business News a lancé depuis quelques mois la rubrique Success Story qui présente, chaque dimanche, une réussite tunisienne. Express FM l’a déjà fait depuis quelques années. Boubaker Ben Akecha a entamé l’expérience il y a quelques semaines sur Attessia et Hamza Belloumi va le faire bientôt sur El Hiwar.
Béji Caïd Essebsi devait partir à Davos cette semaine pour participer au Forum économique mondial. La participation a été annoncée officiellement, mais il se trouve que le président de la République a préféré se faire remplacer à la dernière minute par son ministre des Affaires étrangères. On va donc compter sur Khemaïes Jhinaoui pour faire le lobbying de la Tunisie dans l’un des plus importants événements planétaires de l’année, celui-là même qui n’a pas pu empêcher les ministres européens de la Finance de placer la Tunisie dans la liste noire des paradis fiscaux.
Officiellement, on ne sait pas pourquoi le président de la République a annulé son voyage. La présidence estime qu’on n’a pas besoin de savoir, en quoi cela nous regarde-t-il d’ailleurs ? Officieusement, et ceci n’a pas été démenti, c’est parce que le Forum de Davos a invité Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha. Béji Caïd Essebsi n’a pas apprécié, parait-il, cette entorse protocolaire. On ne pouvait pas les mettre sur le même piédestal, Ghannouchi et lui.
Il y a deux semaines, Nidaa a officialisé son divorce avec Ennahdha. Le parti fondé par le président de la République a annoncé vouloir désormais contrer le projet islamiste d’Ennahdha. Ils se sont acoquinés pendant trois ans, au grand dam de leurs électeurs, et voilà maintenant qu’ils annoncent une séparation, quelques mois à peine avant les élections municipales. On nous prendrait pour des imbéciles qu’on ne s’y prendrait pas autrement !
C’est un peu l’ambiance que nous avons vécue en 2013-2014 lorsque tout sympathisant de Nidaa (ou de BCE) qui se respecte rappelait à cor et à cri que Ghannouchi est un sanguinaire. Après les élections, et le fameux vote utile destiné à contrer la menace islamiste, Nidaa a annoncé le mariage avec Ghannouchi, devenu gentil, sous prétexte que l’on ne pouvait pas faire autrement, que l’unité du pays est primordiale et que cette alliance est nécessaire pour faire passer les lois à l’Assemblée. Trois ans après, donc, Nidaa annonce la rupture pour pouvoir attaquer les Municipales. BCE suit « son » parti et laisse entendre qu’il ne veut plus s’afficher avec Ghannouchi. Officiellement, il est le président de tous les Tunisiens et il est à équidistance de tous les partis. Officieusement, il ne s’affiche pas avec les « méchants islamiteux ». Concrètement, il a trois ou quatre parmi ses conseillers attitrés qui participent aux Municipales. Avant les élections, Ghannouchi était un sanguinaire infréquentable. Après les élections, Ghannouchi est un partenaire incontournable. Ça s’appelle de la real politik, on nous ressert une soupe amèrement consommée et nous sommes priés de la gober sans broncher.
Le frustrant dans tout cela est que nous allons bien consommer cette soupe puisqu’il n’y a pas d’alternative convaincante à Nidaa. Les derniers sondages sont sans appel et tous les instituts s’accordent à dire que Nidaa devance de loin les partis modernistes. Ces mêmes sondages s’accordent également à dire qu’Ennahdha se positionne deuxième, quelle que soit la configuration du paysage politique avec plus d’un million de voix.
C’est une vérité et elle s’impose à nous tous. Le parti islamiste possède un million de voix et il va falloir composer avec. Que Nidaa divorce d’Ennahdha, que BCE boycotte Davos, le million d’électeurs islamistes est là et ils ne sont pas moins (ou plus) tunisiens que les autres. Non seulement ils sont présents dans le paysage politique, mais ils sont également présents dans l’administration à des postes de direction et décisionnels stratégiques.
Pointer les islamistes du doigt et les déclarer persona non grata, cela se conçoit politiquement, mais à condition que ce soit une politique réelle qui s’inscrit dans la durée et non épisodique qu’on affiche en période électorale seulement. Ce jeu de boycott et de diabolisation d’Ennahdha et des islamistes est dangereux, si on les utilise uniquement comme épouvantail, car ils tiennent déjà les rouages de l’Etat quoi qu’on en dise. Soit BCE adopte une stratégie hostile et sincère contre les islamistes et il aurait dû, depuis 2015, agir en conséquence en les écartant des postes clés de l’administration et de l’Etat. Soit, il poursuit la normalisation, comme il a commencé à le faire depuis 2015 en considérant les islamistes comme des partenaires incontournables.
En agissant de la sorte, Nidaa et BCE envoient un double signal négatif. Ils perdent la confiance de leurs électeurs avec leur bipolarité comportementale et celle de leur « partenaire-adversaire » dont la capacité de nuisance est incommensurable puisqu’on lui a offert sur un plateau des sièges importants au gouvernement et des postes stratégiques dans l’administration.