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Tribunes
Le terrorisme en Tunisie : Entre réalité et manipulations
14/03/2014 | 15:14
22 min
Par Mehdi Taje*

Attaque de l’ambassade des Etats-Unis, lynchage de Lotfi Nagdh, double assassinat politique, multiplication d’attentats et d’attaques visant les forces de sécurité et l’armée nationale, tentative de porter atteinte à la rente touristique à travers les attentats manqués de Sousse et de Monastir, enracinement d’un foyer terroriste au Mont Chambi et le long de la frontière algérienne, événements de Raoued, faux barrage à Jendouba marquant l’importation d’un mode d’action typiquement algérien, etc. constituent autant d’éléments témoignant d’une montée en puissance du terrorisme islamiste en Tunisie et plaçant le pays dans un périmètre de ciblage préoccupant.

En l’occurrence, c’est à travers le système de crises (sécuritaire, politique, économique et sociale) usant l’Etat et le corps social tunisien et les profonds bouleversements géopolitiques restructurant le voisinage tunisien (Libye, Algérie et profondeur sahélienne) que doit être analysée la montée en puissance du terrorisme menaçant la sécurité nationale tunisienne et hypothéquant la transition démocratique du pays. Dans ce contexte, qu’en est-il de la menace terroriste, entre réalité et manipulation ?

Face à la complexité de la menace terroriste, la prudence doit guider tout effort de recherche. Deux questions s’imposent :

- Quelle est la part relevant du local et la part s’inscrivant dans une dimension globale établissant un lien avec une « internationale » terroriste ?
- Quelle est la part authentique (combattants instrumentalisés, simples pions sur un échiquier, mais fondamentalement imprégnés par l’importance de leur cause) et la part manipulation et instrumentalisation (groupe infiltré par des services secrets étatiques et dont les actions téléguidées répondent à un agenda loin de toute foi islamique) ?

Le terrorisme islamiste semble combiner une part d’authentique et une part de manipulation par des services étatiques et des sources obscures .

En ce sens, il convient d’établir une distinction entre commanditaires avisés, poursuivant des objectifs stratégiques ou personnels et les exécutants instrumentalisés. Cette distinction est au cœur du raisonnement : il ne s’agit pas de nier la réalité d’authentiques jihadistes mus par une volonté de lutter contre un Occident impie attaquant des terres d’islam ou voulant restaurer le Califat, mais de ne pas s’en contenter. Il est utile de prendre en considération les stratégies secrètes d’acteurs divers poursuivant des intérêts loin de toute foi religieuse, encore plus de l’islam. Le chômage et les injustices sociales, conjugués à l’absence de progrès économiques et sociaux, jouent en faveur des commanditaires et de la persistance du terrorisme. En outre, la stratégie occidentale de harcèlement et de stigmatisation des musulmans alimente le choc Occident-Islam et favorise l’endoctrinement et le recrutement des exécutants.

Les facteurs internes


Divers facteurs structurant la scène tunisienne post-révolutionnaire s’avèrent favorables à un enracinement d’éléments jihadistes ayant recours au terrorisme :
• Le net affaiblissement de l’Etat traversant une crise structurelle usant ses capacités de résistance et de lutte ;
• La dispersion des moyens et l’absence de stratégie cohérente et globale de lutte contre le terrorisme fédérant les moyens sécuritaires mais également économiques et sociaux afin de mettre en avant le concept de sécurité globale et humaine ;

• L’affaiblissement de l’appareil sécuritaire tunisien, notamment quant à la dimension renseignement et anticipation, pierre angulaire de toute stratégie efficace de lutte contre le terrorisme (absence de centralisation du renseignement stratégique : détection et neutralisation de la menace, d’organes d’exécution sûrs (non infiltrés) et efficaces (mobilisables rapidement et travaillant de manière coordonnée) ;

• La dégradation de la situation économique et sociale amplifiant les capacités des groupes terroristes en termes d’endoctrinement et de recrutement ;
• La pauvreté et la croissance du chômage touchant principalement les jeunes (absence de perspectives d’avenir) ;

• La corruption et la montée en puissance des trafics illégaux et de l’économie informelle offrant un levier de financement aux groupes terroristes. Plus globalement, nous assistons à une infiltration progressive du crime organisé transnational, limité à ce stade à un état embryonnaire du fait de la sauvegarde, en dépit de la crise, de certaines capacités de résistance de l’Etat tunisien (administration, société civile, etc.) ;

• Les ambiguïtés relativement à la législation applicable : frilosité du ministère de la justice quant à une application rigoureuse de la législation antiterroriste dans le cadre du respect des Droits de l’Homme ;
• La montée de l’extrémisme religieux et du salafisme prenant le contrôle de centaines de mosquées amplifiant les capacités d’endoctrinement et de recrutement. Le premier ministre Mehdi Jomâa, lors de son discours télévisé du 3 mars 2014, a évalué leur nombre à 149 ;

• L’affaiblissement de la coopération avec des partenaires clefs à l’échelle régionale et internationale du fait d’une relative détérioration de la confiance ;

• En dépit de la prudence inhérente à toute gestion de phase transitoire, laxisme, voire complicités remontant au plus haut niveau de l’Etat prêtant à interrogations alors que la situation exige fermeté en conformité avec les lois de la République à l’égard de toute organisation basculant dans la violence armée aveugle : ambiguïtés quant à une réelle volonté politique de la Troïka relativement à la lutte contre le terrorisme hypothéquant l’avenir du pays.

Le gouvernement de Mehdi Jomâa semble vouloir marquer une rupture et un durcissement à l’égard de la sphère salafiste et jihadiste. L’intention est louable, encore faut-il en avoir les moyens et la possibilité tant les obstacles sont nombreux : affaiblissement et infiltration de l’appareil sécuritaire, grave détérioration de la situation économique et sociale offrant peu de perspectives d’embellissement à court terme, notamment relativement au chômage des jeunes, absence de stratégie cohérente et globale de lutte contre le terrorisme, environnement géopolitique chargé de menaces, duplicité de certains radicaux au sein du mouvement Nahdha et de ses divers satellites instrumentalisant la violence islamiste au gré des vicissitudes de la vie politique tunisienne afin d’entretenir un climat de tensions en vue de peser sur les futures élections, etc. constituent de sérieux défis qu’il conviendra de surmonter. Cette stratégie est caractéristique du fonctionnement de la confrérie des Frères Musulmans et a rencontré un soutien déterminant auprès des Etats-Unis et de certains pays européens.


Les visées géopolitiques occidentales


Plus globalement, il est clair que les mouvements islamiques qui se sont approprié les révolutions arabes ont bénéficié du soutien de certaines puissances européennes et des Etats-Unis. Que dissimule cette alliance qui ne dit pas son nom ? Le pragmatisme et la Realpolitik semblent avoir pris le dessus sur les vertus de la démocratie et de la bonne gouvernance. N’en est-il pas de même à travers le soutien apporté par les Occidentaux à des mouvements ouvertement fascistes ou néo-Nazis en Ukraine, l’objectif étant de reproduire le scénario de la révolution orange de 2004 afin de repousser l’ours russe dans ses frontières du XVIIème siècle et d’otaniser sa périphérie ou son étranger proche ? En effet, l’Afghanistan, l’Irak, la Somalie, etc. ont révélé l’incapacité des puissances occidentales à neutraliser les islamistes par la force : sur tous ces fronts, les troupes occidentales se sont repliées sur un compromis de façade. L’islam politique est enraciné et bénéficie du soutien d’une large base sociale et culturelle. Prenant acte de cet état de fait, l’Occident, à la faveur des révolutions arabes, apporte un soutien discret aux islamistes dits modérés dans l’objectif de neutraliser les plus extrémistes (l’écume hostile) en plaçant ces groupes face aux responsabilités de la gestion politique, économique, sociale et sécuritaire de leurs propres sociétés : telle est la parade globale à l’islam politique visant l’ensemble de la sphère de l’Islam. Conformément à cette logique, l’exercice du pouvoir politique confrontant ces groupes aux difficultés d’ordre économique, sociale et culturel (société civile) constituera un facteur déterminant de responsabilisation induisant le sens de la mesure et de l’autorégulation et l’élimination des plus radicaux. Parallèlement, cette stratégie obéit à des calculs géopolitiques d’envergure mondiale. Face à la percée de puissances rivales menaçant l’hégémonie américaine, il incombe pour l’Etat profond américain d’être en mesure de fragmenter le monde musulman selon des lignes religieuses et communautaires afin d’entretenir une zone d’instabilité durable sur le flanc sud de la Russie et de menacer la sécurité des approvisionnements énergétique de la Chine. De plus, via un soutien à peine voilé apporté aux séparatismes travaillant les périphéries de ces puissances majoritairement musulmanes (Caucase et Tchétchénie pour la Russie, Xinjiang pour la Chine), l’instrumentalisation de l’islamisme radical vise clairement à affaiblir ces acteurs menaçant le projet unipolaire américain.

En effet, dès le milieu de la décennie 2000, des chercheurs néoconservateurs des deux côtés de l’Atlantique recommandent de confier l’encadrement et la gestion des sociétés musulmanes à la confrérie des Frères musulmans. « Ceux-ci seraient des sortes de démocrates-chrétiens à la sauce musulmane, aimablement conservateurs et néo-libéraux, acquis à l’économie de marché mondialisée et susceptibles de constituer un utile rempart contre les dérives violentes du salafisme. C’est évidemment ignorer ou dissimuler le fait que tous les ténors de la violence jihadiste sont issus de la confrérie dont ils constituent de fait le bras armé. Cela n’empêche pas l’administration américaine, le Département d’État, le Pentagone et les services de sécurité américains, ainsi que nombre de correspondants européens au sein des instances de Bruxelles, d’adopter ce concept et d’en tirer leurs lignes de conduite lors des printemps arabes de 2011 » .

L’erreur d’appréciation, les impératifs géopolitiques de la GWOT américaine, la volonté de simplification et de schématisation de nombreux experts et journalistes contribuant à dénaturer la menace terroriste ont abouti à cette stratégie qui, aujourd’hui, trouve ses limites. En effet, « habiles, par l’utilisation des fonds alloués par les théocraties pétrolières, à occuper de façon démagogique les créneaux sociaux et sanitaires abandonnés par les pouvoirs autoritaires, les islamistes politiques le sont beaucoup moins à contrôler et gérer des États en difficulté. Les manquements à leurs engagements et obligations, leur incurie et la rapacité de leur gestion suscitent l’exaspération et la réaction des peuples en Égypte, en Tunisie et en Libye. Les débordements de violence des bandes salafistes provoquent la résistance des minorités en Syrie, en Irak, au Yémen et jusqu’au Pakistan. Moins de dix-huit mois après son instauration, « l’ordre islamique » prôné par les néo-conservateurs occidentaux et soutenu par les pétromonarchies est au bord de l’implosion » .

Pour autant, le « Grand jeu » est loin d’être achevé dans le contexte d’une exacerbation des rivalités à l’échelle planétaire. Les Frères musulmans ne sont pas résolus à abandonner facilement un pouvoir politique qu’ils convoitent depuis les années 1940. Conformément à leur idéologie et à leur doctrine, ils répondront certainement à la contestation par la violence. Non pas à l’instar des régimes dictatoriaux s’appuyant sur l’armée et une redoutable police politique, instruments régaliens de la violence institutionnelle. Comme le souligne Alain Chouet, « ils y répondront à leur manière par les assassinats politiques comme en Tunisie, par les lynchages et les viols comme en Égypte, par les règlements de comptes sanglants comme en Libye, par les voitures piégées comme en Irak.Autant d’actions subversives et d’entretien d’une insécurité permanente que l’on ne manquera pas d’attribuer à des mains étrangères, au terrorisme incarné par la mythique Al-Qaïda, aux impies et mal intentionnées qu’ils prétendront être les seuls à pouvoir couper. À ce petit jeu, les Occidentaux ont toutes les chances de se voir désigner comme l’ennemi surtout s’ils ont la mauvaise idée de ne plus soutenir, ou au moins de ne plus tolérer, les Frères musulmans » . Ce schéma constitue l’exacte répétition du précédent afghan voyant les « combattants de la liberté » soutenus par la CIA contre l’envahisseur russe en 1979 puis abandonnés à leur sort lors du retrait russe se retourner contre leurs bienfaiteurs américains et saoudiens. La Tunisie est désormais le laboratoire de cette nouvelle thérapeutique.


*Géopoliticien, spécialiste du Maghreb et du Sahel
Directeur de Global Prospect Intelligence

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