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On a assassiné Khemaïs Hajeri : pourquoi ?
22/05/2019 | 09:10
5 min
On a assassiné Khemaïs Hajeri : pourquoi ?

 

Le jeudi 30 mai 1957 à 18h30, Khemaïs Hajeri, Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, passa, de son domicile de fonction, situé cité jardin, un appel téléphonique à Habib Bourguiba, Premier ministre, ministre des Affaires étrangères et de la Défense, à sa résidence à Sainte Monique (aujourd’hui Palais de Carthage). Il l’informa que la réunion, prévue aux Nations-Unies à Genève, le vendredi 31 mai 1957, au cours de laquelle devait être traitée la plainte de la Tunisie relative aux incursions de l’armée française en territoire tunisien indépendant à la poursuite des fellagas algériens qui s’y réfugiaient, avait été reportée de 24 heures.

Habib Bourguiba instruit alors Khemaïs Hajeri de se rendre, accompagné de Béji Caïd Essebsi, haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, sur le théâtre des événements afin de mieux percevoir la situation et d’être plus à même de pouvoir négocier auprès des Nations-Unies.

Malgré l’insistance de Khemaïs Hajeri, qui souligna sa parfaite maîtrise du dossier, le Premier ministre maintint son instruction.

Selon des témoignages, Khemaïs Hajeri revint vers la salle de séjour abattu, trainant les pieds. Il pria son beau-père, présent, de prendre soin de son fils, alors âgé de cinq mois, si quoi que ce soit de grave devait survenir. Il précisa que cette mission ne lui disait rien qui vaille.

Le lendemain, vendredi 31 mai 1957, aux alentours de midi, Khemaïs Hajeri, aux abords de la frontière algérienne, du côté d’Ain Draham, reçu trois balles de kalachnikov, l’une à l’épaule, l’autre à la hanche, la troisième lui arracha la moitié du cerveau. Il décéda suite à ses blessures et fut déclaré martyr de la Nation.

Khemaïs Hajeri était un polyglotte. Il était diplômé en sept langues et finissait, au moment des événements, une licence de russe.

Il passa le concours d’interprétariat des Nations-Unies en 1949 et fut reçu major. Il fut recruté au service d’interprétariat de l’ONU et rapidement intégra le cabinet du Secrétaire général de l’organisation.

Au lendemain de l’indépendance, il fut appelé pour diriger, en tant que Secrétaire général, le ministère des Affaires étrangères dont le titulaire était Habib Bourguiba. Pour ce poste, il était en ballotage avec Taïeb Slim et s’imposa grâce au soutien de Bahi Ladgham, son ami de toujours, et Ahmed Ben Salah.

 

Rapidement des divergences de vue apparurent entre lui et Habib Bourguiba. Certaines pour des questions importantes de politique étrangère, d’autres concernaient des motifs moins urgents comme par exemple le bras de fer au sujet de la nomination de Taïeb Sahbani comme ambassadeur au Maroc que Bourguiba commença par refuser, ayant un autre nom en tête, mais que Khemaïs Hajeri finit par imposer.

Ces divergences et prises de bec devenues plus fréquentes poussèrent Khemaïs Hajeri, en très peu de temps, à présenter trois démissions, toutes trois refusées.

La sympathie qu’il témoignait, comme de nombreux intellectuels et responsables politiques de premier plan de l’époque, qu’il n’est pas utile de nommer, à certaines idées youssefistes, était-elle l’une des raisons de l’animosité grandissante entre les deux hommes ?

D’aucuns s’interrogeraient de savoir pourquoi faire remonter à la surface une affaire vieille de plus de 60 ans ?

Si pour moi, fils du défunt, ne l’ayant pas connu, ai vécu le poids de son absence comme un signe de la fatalité divine, pour sa veuve toujours témoin vivant, même si les années qui s’égrènent atténuent la douleur, la question du pourquoi demeure lancinante. C’est donc sur son insistance que j’écris ces quelques lignes en mémoire du disparu, dont l’anniversaire de l’attentat se profile, et aussi pour l’histoire.

Nous savons donc quand : le vendredi 31 mai 1957.

Nous savons où : à la frontière tuniso-algérienne pas loin d’Aïn Draham

Selon la version officielle, nous savons par qui : l’armée française

Il reste donc le pourquoi ; et des pourquoi il y en a un certain nombre, et notamment :

1/Pourquoi un militaire français irait-il tirer sur un civil en costume cravate qui ne représentait aucune menace ?

2/Pourquoi Habib Bourguiba, ayant appris la nouvelle s’est-il empressé d’appeler Madame Hajeri au téléphone lui disant « que faisait-il à Aïn Draham ? je le croyais à Genève », ajoutant « ne pleure pas ma fille, je viendrai te voir cet après-midi avec Allala ». Il est effectivement venu, accompagné de Allala Laouiti. Ce que Bourguiba ne savait pas, c’est qu’au moment de la conversation téléphonique sus évoquée, Madame Hajeri se trouvait aux côtés de son mari à son domicile et non à la Kasbah (siège du ministère des Affaires étrangères) et qu’elle eut connaissance de l’intégralité de la discussion.

3/Pourquoi Georges Gorse, qui était ambassadeur de France en Tunisie au moment des faits et auquel j’ai rendu visite, au milieu des années 80, alors que j’étais en poste près de l’ambassade de Tunisie en France et qu’il était Maire de Boulogne Billancourt m’a-t-il précisément dit : « Je me souviens parfaitement de cette affaire, j’ai d’ailleurs présenté mes condoléances à votre mère et au gouvernement tunisien, mais je ne peux rien vous en dire de plus, je vous conseille d’aller consulter les archives ».

4/Pourquoi à ce jour les Autorités françaises n’ont pas donné suite aux demandes de consultation d’archives ? J’ai personnellement, entre 1982 et 1994 procédé à plusieurs démarches auprès du Quai d’Orsay, sans succès. On a fini par me dire que c’était des archives à 50 ans. En 2013, notre ambassade à Paris a entrepris une nouvelle approche sans plus de succès. Il lui a été répondu qu’il fallait une démarche d’Etat. J’ai donc saisi par écrit le président de la République, Moncef Marzouki, par l’entremise de sa conseillère culturelle, Hajer Lengliz.

A-t-il agi ou pas ? Je n’ai pas d’information à ce sujet.

Et de toute façon nous demeurons au point mort.

Plusieurs versions relatives au déroulement des événements me sont parvenues tout au long de ces dernières 40 années. Certaines crédibles, d’autres moins.

Je n’entrerai dans aucune polémique.

Cet écrit s’interroge juste sur la vérité : pourquoi ?

Moncef Hajeri        

  

 

           

22/05/2019 | 09:10
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Commentaires (5)

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Fehri
| 22-05-2019 19:08
Si Moncef Marzouki n'a rien fait c'est qu'il n'y a rien faire. '?tes vous en train d'accuser Bourguiba de collusion avec l'armee Française? Allah yarhamou . Pourquoi l'arme Française l'a abattu? Parce qu'il représentait un danger ? Oui, évidemment il représentait un danger. Il était haut responsable aux affaires étrangères et il préparait un dossier pour l'ONU.

Jilani
| 22-05-2019 14:57
C'est la première fois que j'entends parler de ce grand martyr du pays. Cette personne maîtrisait dans les années 50 plus de 7 langues, quel honneur et fierté pour sa famille. Un tunisien maintenant n'arrive pas à maîtriser même sa langue maternelle. Pourriez vous nous dire s'il existe au moins une rue ou place qui porte son nom & prénom. Dire que les soi-disant Bourguibistes sont dérangés de voir l'assassinat de Salah Ben Youssef passer devant le tribunal. Je pense que nous avons encore bcp de choses à découvrir. Encore mille merci pour cet article et bon courage pour chercher la vérité. Le vieux renard sûrement il en sait quelque chose mais il est tjrs occupé par l'avenir de son fils.

raspoutine
| 22-05-2019 10:54
monsieur vous m'apprenez un episode douloureux de notre histoire..allah yarhmou

DHEJ
| 22-05-2019 10:42
L'instruction était d'accompagner BEJI CAIED SEBSI?


Alors BCE doit savoir pourquoi!

Léon
| 22-05-2019 10:25
Je suis très sensible à votre quête et vous encourage dans votre démarche. Il aura fallu pas moins de sept présidents depuis les évènements qui ont vu l'assassinat de Maurice Audin, pour que l'état français reconnaisse les faits. Un très long combat de sa fille, mathématicienne hors-pair, et qui a poliment décliné toutes les "légions d'honneurs" qui lui avaient été proposées par les présidents successifs; certainement en échange de son silence. Elle a enfin eu gain de cause.
Il aura fallu aussi attendre le sentiment de culpabilité qui a suivi la destruction d'un état souverain comme la Libye et ses conséquences catastrophiques sur l'économie du Sud tunisien, pour que la France daigne reconnaître l'assassinat de Farhat Hached. On a même eu droit aux excuses de son bourreau qui disait ne faire que son métier: Celui de répondre aux ordres de sa hiérarchie. Avec un tel alibi on innocenterait tous les nazis de 39-45. Sur ce, ils lui ont érigé une place en son nom sur les boulevards des maréchaux, avec un énorme portrait sur le mur d'un immeuble, que l'on a retiré au bout de quelques temps, la chéchia devait agresser certains sang-purs qui n'ont fait qu'abreuver leurs sillons du sang impur de Farhat Hached (Pour Maurice Audin, son nom a été donné à une petite place entre Jussieu et la Sorbonne).
Ce qui m'écoeure, cher Moncef, c'est que nos politiques tunisiens post-merdolutionnaires scellent un nouveau pacte colonial par leurs comportements irresponsables (en particulier les emprunts) qui verra l'assassinat de futurs résistants, les uns après les autres. L'Histoire est un perpétuel recommencement, et l'avilissement est un destin pour certains peuples.
Je salue en vous la bravoure de votre démarche et partage sincèrement votre combat, pour que surgisse la vérité, quelle qu'elle soit, et quelle qu'elle fut.

Bien Cordialement.

Léon, Min Joundi Tounis Al Awfiya;
Résistant.

VERSET 112 de la SOURATE des ABEILLES.