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Chroniques
Lettre à la fille de Adnène Mansar
08/12/2014 | 16:07
8 min
Par Nizar BAHLOUL

Jeune fille, je vous écris sans vous connaitre. Je ne connais de vous que l’âge et une photo. Je ne vous aurais jamais écrit cette lettre et je ne me serais jamais adressé à vous si votre père ne vous avait pas sortie de la sphère confortable de l’anonymat vers celle, sans cœur, de l’exposition dans l’opinion publique, en vous évoquant dans une émission politique de grande écoute. Elle est sale la politique, vous savez ?
Comme toutes les jeunes filles de votre âge, vous devez croire que votre père est le meilleur papa au monde. Et vous avez raison. Je sais ce qu’est l’image d’un père aux yeux de sa progéniture, je sais le soin qu’il met à la préserver et je sais aussi le soin que met le vôtre pour ne pas vous dire toute la vérité.

Jeune fille. Dans l’émission « A celui qui ose », votre père a dit que vous l’avez interrogé si « on allait retourner en prison ». L’émotion l’a submergé, et il a étouffé ses pleurs. Pour oser une telle question, vous avez été certainement convaincue que la victoire de Béji Caïd Essebsi et la défaite de Moncef Marzouki, signifiaient inévitablement le retour de la répression et de l’injustice.
C’est une chance, vous savez de pouvoir poser des questions à votre père. D’autres filles et garçons n’ont plus cette chance. Et, eux aussi, leur papa était le meilleur papa au monde. La liste est longue, trop longue. Je ne saurai commencer par les six enfants de Lotfi Nagdh et finir avec les deux filles de Chokri Belaïd. Car il faut évoquer aussi les enfants de Mohamed Brahmi et les centaines d’enfants de ces dizaines de soldats et des agents des forces de l’ordre tués, assassinés, égorgés à Châambi et ailleurs.
Ces centaines d’orphelins n’ont plus la possibilité de poser de simples questions au « meilleur papa au monde » à cause, en partie, de la personne que votre père s’évertue à défendre. Il ne porte certainement pas toute la responsabilité, mais il en a une bonne part. Par ses décisions hâtives et irréfléchies (Syrie par exemple), par ses ingérences dans des dossiers qu’il ne comprend pas (l’armée par exemple, cliquez ici ), par ses mauvais calculs politiques, Moncef Marzouki ne saurait se blanchir du sang qu’il a sur ses mains. Ce n’était certainement pas volontaire de sa part, mais ses fautes ont trop coûté à la Tunisie.

Jeune fille, vous vous interrogez si « on allait retourner en prison », alors que des dizaines d’autres enfants de votre âge ont pleuré réellement leur père entré injustement en prison. Ici aussi, la liste est longue, trop longue. Je pourrai vous citer Zied El Héni ou Walid Zarrouk, à titre d’exemple, mais aussi Chelbi Fehri, Moncef Gouja, Zouheir Basly, Nabil Chettaoui et des dizaines d’autres grands commis de l’Etat qui ont été emprisonnés sans aucune autre forme de procès et, parfois, au-delà des délais légaux. Comme vous, des mères de famille pourraient poser cette même question. Je peux vous en citer des dizaines, mais je me limiterai à une seule, la maman de Maher Manaï. Ce jeune homme est en prison à perpétuité pour un meurtre qu’il n’a pas commis (cliquez ici). Le meurtrier a avoué son meurtre, mais Maher Manaï est encore en prison. Son dossier a été présenté à votre papa et à son président depuis début 2013, mais Maher demeure encore incarcéré à la fin 2014. Sa maman pleure elle aussi, figurez-vous, et elle ne pleure pas devant la caméra pour obtenir un apitoiement quelconque et quelques points aux sondages. Elle pleure sincèrement tous les jours depuis des années !

Jeune fille, vous devriez savoir que la Tunisie a vécu une révolution et qu’il y a aujourd’hui une presse libre et indépendante qui fera tout pour continuer à s’exprimer librement. Il y a aussi des magistrats qui feront tout pour continuer à faire leur travail librement et en toute indépendance. Ce n’était pas toujours le cas ces trois dernières années et je peux vous citer un des collègues à votre père à la présidence qui a essayé (en vain) de s’ingérer dans le travail judiciaire. Je peux vous citer des affaires montées de toutes pièces pour intimider des journalistes et les pousser à ne plus faire leur travail. Je ne me mettrai pas à la tête de cette liste de journalistes ayant subi ce type d’affaires (y compris de la présidence) et je me limiterai à citer Zouheïr El Jiss, Slim Bagga et de, nouveau, Zied El Héni. Je citerai aussi le cas de Mahmoud Bouneb, otage depuis des années chez les amis de votre père et son président.
En mai 2012, votre père, jeune fille, rédigeait un long article (cliquez ici) dans lequel il écrivait notamment : « La catastrophe c’est que quelques-uns parmi ceux au pouvoir estiment que de tels verdicts prouvent que la justice est indépendante et montrent qu’il n’y a aucune ingérence dans le système judiciaire. (…) Il n’y a pas plus « idiot » que cette vision (…) Cette vision technique de l’indépendance de la Justice ne prend pas en considération la révolution et ses objectifs et que le succès de cette révolution est intimement lié à l’exclusion totale des criminels de l’ancien régime de la vie publique, même si cela mène à une certaine injustice ! »

Pourquoi vous interrogez-vous, jeune fille, si « on allait retourner en prison » ? Parce que votre père vous a éduqué à un concept que refuse la majorité des Tunisiens. On ne va pas en prison, parce que le gouvernant a décidé qu’on y aille (comme l’a souhaité votre père dans son article). La République et l’Etat de droit exigent qu’on aille en prison, parce qu’on a mérité d’y aller. Parce qu’on est un danger pour la société et que cette société se doit de vous écarter pour se prémunir de votre nuisance. Ce concept est inconnu par votre père et son entourage. Sous prétexte de révolution, ils veulent faire une justice à leur guise et nous dresser des potences. Et s’ils pensent ça, c’est parce qu’ils n’ont jamais eu à affronter la justice. Votre père, jeune fille, n’a jamais mis les pieds en prison. Ses amis, comme Imed Daïmi, Slim Ben Hmidène ou Sihem Badi, non plus. Ils ont fui le pays pour ne pas rendre compte à la justice et ont profité, en 2011, de l’amnistie générale pour venir mentir au peuple et jouer aux révolutionnaires.
Non, jeune fille, ni votre père, ni ses amis n’ont été révolutionnaires. Quand le peuple tunisien subissait la répression, quand nous-mêmes étions face à la gueule du loup, votre père partageait du « Om Kalthoum » sur les réseaux sociaux, menait une vie tranquille d’universitaire et ses amis se baladaient entre les cafés de Belleville et de Barbès.
Ils sont rentrés au pays et voulaient une justice à leur guise et l’ont prouvé en taisant plusieurs abus à la présidence et dans des ministères dirigés par les CPR. Ils voulaient une justice de revanche et ils l’ont prouvé en faisant nommer une certaine Sihem Ben Sedrine à la tête de l’IVD ou en publiant le fameux Livre Noir. Un livre de règlement de comptes (cliquez ici ) qui a jeté en pâture des dizaines d’honnêtes gens sans aucune autre forme de procès. Voilà ce qu’ils voulaient et voilà ce que nous avons refusé. Le « nous » représente la majorité des Tunisiens qui n’ont voté ni CPR, ni Marzouki le 26 octobre et le 23 novembre. Ce « nous » dont je fais partie représente cette frange de Tunisiens que votre père et ses amis diabolisent. Ils dressent de nous le portrait de personnes asservies pour des idées qu’ils ne partagent pas et des adversaires politiques qu’ils ont du mal à accepter. N’ayez pas ses a priori et essayez, jeune fille, de porter sur ce monde, votre propre regard et non celui de votre père ! En dépit de tout cela, soyez sure que, que ce soit Béji Caïd Essebsi ou Moncef Marzouki qui remporte la présidentielle, il n’y aura plus de presse muselée et de justice aux ordres. Nous serons là pour surveiller et défendre le droit de tous les prévenus à avoir des procès justes et équitables.
Quand on n’a rien fait d’illégal, on ne craint rien jeune fille, c’est ça la République que nous défendrons corps et âme. Votre père n’a rien à craindre, s’il n’a rien fait et s’il craint la prison, c’est qu’il estime avoir des choses à se reprocher. Et si ce n’est pas lui, c’est son camp.

Je ne saurai finir cette lettre sans vous recommander la relecture d’une lettre que vous a envoyée votre père le 2 février 2011. A la fin de cette lettre, « le meilleur papa au monde » vous écrivait : « Je te regarde, et je suis plus confiant que jamais. Je sais que tu feras ce que tu décideras, et que tu sauras prendre les bonnes décisions. Tu es maintenant assez responsable, car tu ne voudras jamais vivre comme nous le faisions. Tu décideras des vêtements que tu mettras. Tu choisiras qui tu voudras plus tard, si jamais tu décidais de te lier à un homme. J’apprendrais à respecter davantage ta liberté, et ton intimité, mais tu excuseras la lenteur de cet apprentissage, car un adulte qui croyait tout savoir est paresseux. Tu m’apprendras alors. »

Car vous vous posez des questions, vous devez être déjà adulte. Car vous êtes de ces adultes non paresseux, apprenez donc à votre père la différence et l’acceptation de l’Autre, sans crainte, sans arrogance, sans le manque de respect et sans l’excès de zèle. Apprenez-lui que vous devez apprendre à voir cette Tunisie avec votre propre regard, pour bien l’aimer et savoir, un jour, la défendre et veiller, comme tout citoyen, à son unité. Apprenez à tuer le père et vous aurez gagné une mère-patrie, bien plus grande que celle coupée en deux que vous dresseront les réponses de votre père !
08/12/2014 | 16:07
8 min
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Commentaires (145)

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Rzouga
| 19-01-2017 08:59
Ce monsieur que je respectais beaucoup m'a enormement decu;je n'ai pas vote cpr et les ministres cpr dans le gt troika etaient hors sujets.Si adnene n'a d'evoquer les inquietudes de sa fille dans ttes les interventions televisees et depuis qu'il a quite le palais toutes ses interventions etaient agressives et pleines de haine envers le travail du gouvernement

naceur
| 15-12-2014 23:34
excellent,excellent,excellent bravo, bravo

si nisar

le grand maalem)

une lettre qui reste dans la mémoire.

ARCHIVER DANS LE DISQUE DUR pour

les prochaines générations.

merci si nizar bahloul


Hattoum
| 11-12-2014 11:34
Vraiment beau texte , belles paroles pour toute une jeune génération .

Chakchouka
| 10-12-2014 11:02
je préfère lui offrir le texte de Gide, "Nourritures terrestres"

Rien que la première phrase « Nathanaël, à présent, jette mon livre" est plus signicative qu´autre chose dans le sens fait ton chemin ma petite et soit libre en assumant ta propre liberté. Liberté comme provocation et un désir de se surmonter...

Mieux encore le poème d´Abu El kassem Chabbi à savoir "La volonté de vivre"

Gruß

Observateur en Tunisie
| 10-12-2014 05:38
Après avoir lu tous les commentaires publiés, j'aimerais ajouter un dernier commentaire de ma part.

La lettre de Nizar Bahloul ne fait pas aucune violence psychologique à la fille d'age majeure de M. Mansar, comme certains lecteurs craignent. Bien au contraire c'est une leçon de civisme et de vérité. C'est la seule morale valable en politique, sans paternalisme ni populisme sentimental.

Cela dit la dernière phrase y exprimée aurait dut être écrite par des guillemets en citant Freud, juste pour être clair ; "tuer le père" -selon Freud.

Pour amplifier mes sentiments envers la femme en question, je lui propose, si elle lira ce commentaire, une chanson célèbre aux Balkans et dans tout le Sud-Est de l'Europe, une chanson de Liberté et de Dignité, chantée ici en kurde par Koma Berçem, une jeune femme kurde, qui s'adresse à ses propres parents et en particulier à son père...

--Ederlezi song in Kurdish language--

[https://www.youtube.com/watch?v=zDVHaA-MyeU]

"Ederlezi" est une chanson populaire de la communauté Rom, elle célèbre la fête dite "Ederlezi" (sorte de aîd el-kébir) par les tziganes dans l'ancien empire Ottoman, le jour dédié à Saint Georges le 6 mai, pendant laquelle toutes les communautés sont invitées à participer. La chanson a été rendu célèbre par la version de Goran Bregovic ici proposée. La fille s'adresse aussi à son père et lui parle de son exclusion ... Il faudra que notre mademoiselle rappelle ainsi à son père l'appui inconditionné donné à un homme cynique et menteur comme Moncef Marzouki, qui ne se gène nullement de se faire le propagandiste du Qatar - qui a financé les milices djihadistes sans souci des massacres envers les minorités ethniques en Syrie et en Irak- et de travailler pour le compte de la Turquie d'Erdogan, qui laisse crever les innocents et le civils à Kobané pour sa haine illimitée envers les Kurdes ...

La chanson dit :

"Sa o Rroma babo, E bakren tchinen"

("Tous les Roms, papa, sacrifient les moutons")

"A me tchioro, dural be'ava".

("mais moi, pauvre tambour, je dois surveiller de loin")

"Amaro divé, Ederlezi"

("C'est notre jour de fête - Ederlezi")

"Ediwado babo, amenge bakro"

("Alors Papa, sacrifie pour nous")...

Eeeeeeeeï,

Sa o Rroma, babo babo,

("Tous les Rroms, papa, papa")

Sa o Rroma, o dajé,

("Tous les Rroms maman")...

Le père de Mlle Mansar, n'a qu'à sacrifier le "tartour" présidentiel Marzouki pour la liberté, la paix, la souveraineté et la DIGNITÉ de toute la Tunisie, sans divisions et sans haine de race et de religion!

N.G.M. -activiste D.H. et correspondant bénévole du service d'Action Extérieure de l'UE.

Observateur en Tunisie
| 10-12-2014 03:56
Une belle leçon de civisme. J'espère en tout cas que si les bâtons des salafistes et des démagogues le plus performants dans l'art théâtral vont encore essayer de s'enfiler entre les roues motrices de la volonté populaire pour la LIBERTÉ et le PROGRÈS national dans l'esprit du Droit et de la Laïcité qui est désormais domiciliée dans la Constitution, le Peuple fera son Tamarod, - comme je déjà appelé en mai 2014 - et nous libérerons de ce horrible "tartour" à la solde d'un certain émirat et rêveur d'un certain califat...!

Ébloui
| 10-12-2014 00:22
Désolé de vous décevoir cher BN, mais je dois rajouter un nième bravo à votre excellent article. Un régal journalistique

mahboul
| 10-12-2014 00:04
Détrompez vous, c'est juste une excellente réponse de Bahloul au piètre comédien, et à ceux qui marchent. Comme d'habitude. Bravo!!!!

thabet
| 09-12-2014 23:16
Quand on n'a rien fait d'illégal, on ne craint rien jeune fille, c'est ça la République que nous défendrons corps et âme. Votre père n'a rien à craindre, s'il n'a rien fait et s'il craint la prison, c'est qu'il estime avoir des choses à se reprocher. Et si ce n'est pas lui, c'est son camc'
voila votre vrai visage qui fait peur a cette jeunne fille

yosra riahi
| 09-12-2014 22:22
bravo,vraiment cette lettre est très touchante qui revivre dans nos âmes l'esprit critique et l'importance de la participation dans la vie politique et défendre avec tous nos efforts culturelle pour l'intérêt du notre pays et n'oublions jamais le sang des martyrs et les efforts des militants,il faut que nous continuer leurs chemin en protégeons notre pays.