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La Tunisie «démocratique» libère les criminels et emprisonne les journalistes
16/02/2012 | 1
min
La Tunisie «démocratique» libère les criminels et emprisonne les journalistes
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Un nouvel épisode s’ajoute dans les manœuvres du nouveau régime provisoire, et de son entourage, de mettre la presse à sa botte pour (re) devenir son porte-voix et son outil de propagande.
Un journaliste vient d’être mis en prison, comme s’il était un vulgaire criminel. Et les vrais criminels se trouvent dehors.
Ceux qui ont incendié la maison de Nabil Karoui, patron de Nessma TV, ceux qui ont agressé Sofiane Ben Hamida devant le ministère de l’Intérieur ou encore ceux qui ont agressé devant le Palais de Justice nos confrères Zyed Krichen et Hamadi Redissi.
Une intimidation de plus, mais les journalistes, d’une seule voix, ne comptent plus lâcher cette indépendance et cette liberté qui leur ont été offertes par la Révolution. La presse tunisienne a tellement de choses à se reprocher, vu son passé sous la dictature de Ben Ali, qu’elle tient à se racheter définitivement auprès de l’opinion publique après avoir fait son mea culpa.


La scène se passe le 23 octobre 2010 à la Brigade criminelle d’El Gorjani. Étaient convoqués ce jour-là Noureddine Boutar (Mosaïque FM), Fethy Bhouri (Shems FM), Nizar Bahloul (Business News), Nasreddine Ben Saïda (Attounissia), Moez Ghribi (Annahar) et Ridha Kéfi (Kapitalis). Après une attente de trois heures et un interrogatoire d’une demi-heure, tous sont sortis librement après avoir signé un PV dans lequel ils s’engagent fermement à ne plus évoquer l’affaire du kidnapping de l’enfant Montassar.
Convocation qui a coïncidé avec l’envoi, pour certains dont Business News, d’un contrôleur de la CNSS. L’intimidation de l’ancien régime s’est arrêtée là.
Une révolution après, c’est à ce même sinistre lieu d’El Gorjani qu’a été convoqué Nasreddine Ben Saïda, directeur d’Attounissia. A la différence près qu’il y a passé la nuit avec son rédacteur en chef, comme s’ils étaient de dangereux criminels. Le lendemain, jeudi, un mandat de dépôt officiel sera émis à son encontre.
Motif : une photo dénudée d’un mannequin, comme on en voyait tant dans les dernières pages de plusieurs journaux tunisiens des décennies durant.
Comme on en voit dans les magazines étrangers vendus librement dans nos kiosques avec des seins carrément nus.
Autre différence entre le régime dictatorial de Ben Ali et le régime «démocratique» de la troïka, le journal a été saisi des kiosques. Jamais, sous Ben Ali, un journal n’a été saisi d’une manière aussi flagrante et officielle.

Reste maintenant à savoir si c’est une décision politique, comme beaucoup d’observateurs le croient, ou une décision purement judiciaire.
Officiellement, c’est le procureur qui a ordonné l’emprisonnement (en garde à vue pour utiliser le terme juridique exact). Or le procureur dépend directement du ministre de la Justice.
Interrogé par Mosaïque FM, Noureddine Bhiri, ministre de la Justice, a démenti catégoriquement et fermement qu’il donne des consignes aux juges. A l’entendre, la justice tunisienne est intègre, totalement indépendante et ne reçoit pas d’ordres.
On aimerait bien croire M. Bhiri sauf qu’il y a à peine quelques mois, il ne disait pas cela. Avocat, donc fin connaisseur des couloirs des palais de justice, Noureddine Bhiri a multiplié les critiques virulentes contre les juges avant qu’il ne soit ministre. Il se trouve que les juges eux-mêmes admettent que leur secteur doit être réformé, au point même que l’ancien président de l’Association tunisienne des magistrats a déclaré qu’il y aura une liste noire des juges corrompus.

Il n’y a pas longtemps, un des membres de l’actuel gouvernement, plus précisément Mohamed Abbou, haranguait la foule, tout près du Palais de Justice à l’Avenue Bab Benat et lançait de graves accusations contre le corps de la magistrature qu’il qualifiait de corrompu tout en citant nommément certains hauts magistrats.
Sans la moindre preuve, Mohamed Abbou disait, vidéo à l’appui, circulant à l’époque sur Facebook,«qu’au moins une centaine de juges devraient être écartés pour corruption pour ne pas dire que les 1700 magistrats sont corrompus».
Heureusement que le premier responsable du département concerné est venu, aujourd’hui, laver les juges de ce déshonneur et les réhabiliter, car en effet, la majorité de nos magistrats sont hautement compétents, honnêtes et consciencieux.

Dire que la justice est déjà indépendante est le souhait le plus cher des Tunisiens, mais dans ce cas, on est en droit de nous demander comment cette justice indépendante accepte qu’un président de la République use de son pouvoir régalien pour libérer des criminels lors de la dernière amnistie ? Comment cette justice indépendante accepte-t-elle de libérer des pédophiles, alors que les crimes sexuels ne sont généralement pas sujets aux amnisties vu le risque de récidive qui existe ?
Pourquoi cette même justice n’arrête pas un extrémiste comme Wajdi Ghenim qui préside des conférences incitant à la haine et appelant à la mort des juifs dans des lieux publics ?
Pourquoi cette même justice ne réagit-elle pas aux prêches haineux, semant la zizanie et troublant l’ordre public, de certains de nos imams ?
Pourquoi cette justice a utilisé le code pénal dans l’affaire de cette photo d’Attounissia, alors que le code de la presse existe ?
Autant de questions qui interpellent l’opinion publique et qui demeurent sans réponse pour le moment.

Nous sommes parmi ceux qui appellent à l’indépendance de la justice, car une justice indépendante aurait mis le holà depuis un bon bout de temps aux dérives qu’observe la Tunisie démocratique.
A défaut de pouvoir contredire Noureddine Bhiri (malgré son changement de langage en quelques mois), on est en droit de nous interroger sur cette justice, efficace pour les uns et absente pour les autres.
On est certain cependant d’une chose, c’est que M. Bhiri n’est qu’un ministre provisoire, alors que notre justice doit être éternelle.
Et cette justice aveugle, indépendante de tout pouvoir politique, doit être défendue par l’ensemble des Tunisiens pour que la loi prime sur tout, y compris les journalistes, les hommes politiques et leurs familles. Et c’est aux juges de lutter contre toute immixtion dans leur travail, tout comme les journalistes.

Malgré l’absence de preuves, beaucoup d’observateurs sont amenés à croire que le pouvoir politique cherche à s’immiscer dans le pouvoir judiciaire, notamment dans cette affaire de l’arrestation de trois journalistes pour une simple photo montrant une femme dénudée. Les médias ont été la cible de plusieurs attaques ces dernières semaines, aussi bien par le président du parti au pouvoir que par des ministres et même le président provisoire de la République.
Il y a une réelle volonté de mainmise sur le 4ème pouvoir de telle sorte à l’amener à ce qu’il était avant : porte-voix et laudateur du régime en place.
Chose que la majorité des médias, tout comme leurs lecteurs, rejettent avec force. Une démocratie ne saurait se construire sans une presse critique et crédible. La presse tunisienne a fait beaucoup d’erreurs par le passé, elle en tire aujourd’hui les conséquences et veut se rattraper.
Le syndicat des journalistes, l’association des directeurs de journaux et le syndicat des directeurs des institutions médiatiques et l’instance nationale de réforme de l’information sont tous d’accord qu’il ne faut, en aucun cas, lâcher cette liberté retrouvée. Un média est un contre-pouvoir et il doit l’exercer, que le pouvoir le veuille ou non. Autrement, c’est le retour certain à la dictature.
Le régime actuel, tout comme ceux qui l’ont précédé, ne s’en rend pas compte. La longue lutte de la liberté de la presse ne fait que commencer.

Raouf Ben Hédi
Crédit dessin : Saad
16/02/2012 | 1
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