L’autre Ben Ali
Par Aboussaoud Hmidi*
Le décès de l’ancien Président de la République tunisienne Zine El Abidine Ben Ali a plongé le pays de nouveau dans un clivage dangereux. Evidemment, le regard envers les deux décennies de son règne a changé depuis 2011. Au début, le bilan de ces années a été timidement défendu, mais au fil des jours le rouge a passé à l’oranger puis nettement au vert au vu des résultats catastrophiques sur les plans économiques et sociaux de la décennie post-révolution. Ce revirement a conforté les tenants de l’Etat de l’Indépendance et du projet national qui en découle, mais a, également, administré une chiquenaude aux courants politiques qui s’y apparentent. Les choses allaient de soi et ils n’avaient plus besoin de mener un combat herculéen pour refaire surface et briser les interdictions qui leur étaient iniquement imposées. A ce qui est tendanciel, s’ajoute le conjoncturel. La posture des révolutionnaires face à la mort de Ben Ali a encore affaibli leur position, car ils ont négligé le fait que notre peuple relève d’une culture qui interdit de dire du mal des morts laissant leur jugement au Dieu Tout-Puissant.
L’acharnement déraisonné qu’on remarque aujourd’hui est une survivance des passions exacerbées des premiers jours. Il doit laisser la place à une réflexion objective. Nous proposons une vision qui aide à traiter ce sujet.
Nous constatons que Ben Ali est parti de neuf postulats:
- Le premier porte sur l’émergence en Tunisie d’une société civile active et d’une opinion publique éveillée et le plus souvent unie. Cet élément gênait tous les gouvernants de l’après-indépendance. Ils cherchaient à le mater, à s’y accommoder ou même parfois à l’exploiter. Quant à Ben Ali, il le voyait comme un danger qu’il fallait éradiquer. Utilisant la devise « zéro risque, zéro tolérance », il a cherché à circonscrire le phénomène en utilisant tous les moyens dont disposait l’Etat. Il jugeait que la vigueur et l’énergie des militants et des ONG sont le fruit du laxisme de l’Etat avant son accession au pouvoir en 1987, surtout au niveau du commandement des forces de sécurité. On connait les noms des responsables des organes de sécurité sous Ben Ali et on connait leur mérite.
- Le deuxième postulat se rapporte au crédo sécuritaire de l’Etat tunisien. Il faut rappeler que le crédo sécuritaire sous Bourguiba était très clair et connu d’avance. L’Etat sévit (par ordre de danger) contre ceux qui l’affrontent par les armes, ceux qui ont des liens avec des parties étrangères, ceux qui s’organisent en partis (le plus souvent illégaux ou à la limite tolérés) et ceux qui sèment les troubles dans la société (grèves, insoumissions etc…) ou adhèrent à des idéologies étrangères. L’ordre délibérément choisi indique que l’acharnement de l’Etat contre ces catégories va en décroissant. Sous Ben Ali ce crédo a été chambardé. C’est vrai qu’après novembre 1987 on n’a pas assisté à des assassinats ou des exécutions extrajudiciaires (sauf quelques noms avancés par les Islamistes, affirmant qu’ils étaient tués sous la torture ou disparus) et que les condamnations à mort prononcées par les tribunaux ont été rarement appliquées, mais le climat politique était très lourd et la « tolérance zéro et le risque zéro » étaient de mise, même contre ceux qui exprimaient une opposition verbale. Sous Bourguiba, la responsabilité était personnelle et aucun parent de militant n’a vu sa carrière brisée. Sous Ben Ali on pratiquait une sorte de vendetta transversale selon le jargon de la Mafia italienne.
- Le troisième a trait à la cooptation des responsables de l’Etat. Dans un régime où il n’y a pas d’élections, le choix des responsables se fait par cooptation. Les « élus » doivent, donc, avoir des garants du système politique ou du système sécuritaire. Et ce mode nous renvoie directement au paradigme : « allégeance - mérite » où Ben Ali penche toujours vers les gens sûrs (comprendre : les siens ou ceux qui ont des garants).
- Le quatrième se rapporte au modèle de développement du pays. Sur ce chapitre, Ben Ali qui a hérité d’une situation économique catastrophique dont l’unique remède était le Programme d’Ajustement Structurel (PAS) et le recours au soutien du FMI, a bien compris la leçon. La Tunisie ne peut compter que sur ses propres moyens. De ce fait, elle doit aller jusqu’au bout dans les réformes et les prolonger par des liens d’une autre nature avec l’économie mondiale qui devient le levier principal du développement économique et social. Il était vraiment un visionnaire sur ce chapitre. D’ailleurs, il n’a pas hésité à signer en 1995 l’Accord de Partenariat avec l’UE, devançant même l’échéance fixée par les partenaires européens.
- Le cinquième porte sur le fonctionnement de la machine économique. Ben Ali qui n’était pas versé dans les affaires économiques a choisi de gérer le dossier avec une prudence exagérée. Il s’est engagé avec les partenaires européens et les bailleurs de fonds internationaux d’assurer les grands équilibres financiers (Inflation, taux de la dette extérieure, déficits du budget et de la balance commerciale, réserves en devises). Or, respecter ces engagements garantit une économie saine, mais peut bloquer l’initiative de lancer de grands projets structurants en mesure de répondre à la demande croissante de l’emploi, surtout dans les zones défavorisées. D’ailleurs, les seuls grands projets qu’on voyait démarrer et aboutir sont ceux de l’infrastructure (ponts, barrages et routes), aux dépens des zones industrielles et des technopoles.
- Le sixième postulat a trait à l’intérêt qu’il portait aux familles démunies. Ben Ali a acquis la conviction que même avec des taux de croissance élevés (les taux réalisés durant son règne étaient, contrairement à ce qu’affirment les uns et les autres, très moyens) ; des zones défavorisées et des groupes marginalisés ne parviennent pas à bénéficier des dividendes de cette croissance. Il a conçu, à cet effet, le fonds 26/26 et la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS). Leurs interventions ont pu changer le vécu de milliers de familles, mais cette action a été cyniquement délaissée depuis 2011. Des politiciens ont pu exploiter ce créneau porteur en marge du périmètre du mandat des pouvoirs publics.
- Le septième postulat se rapporte au paysage politique. Tout a été dit sur les partis fantoches, sur l’opposition en papier, à la carte et surreprésentée au parlement, au conseil économique et social et dans les médias. Mais une piste reste à explorer sur ce chapitre, à savoir, la haine viscérale de Ben Ali envers la gauche. Evidemment, il peut avoir des préférences, mais l’attitude constante adoptée est de tenir à l’écart tout homme politique issu de la gauche ou ayant fréquenté même pour un moment des gens de gauche qui n’aurait pas passé par des filtres donnés. L’illustration nous vient de son ingratitude envers feu Mohamed Charfi et Ahmed Smaoui qui ont ouvert des horizons dans des secteurs importants du projet dont il se réclame.
- Le huitième a trait à sa conception de l’information et de la communication. Ce que reproche tout le monde le plus à Ben Ali c’est son verrouillage du secteur de l’information, chose vérifiable surtout à partir de 1991. Seulement, la mainmise sur l’information remonte réellement à l’aube de l’indépendance. Le système politique choisi par Bourguiba réduisait drastiquement la marge des professionnels de l’information. Cela allait de pair, il est vrai, avec le parti unique, l’Etat providence et les schémas de développement basés sur les raccourcis historiques (pousser les sociétés vers le progrès et parfois le socialisme en quelques décennies). Des pays du tiers-monde ont, pourtant, opté, à la même période, pour diverses formes de pluralisme (politique, médiatique, social) tandis que d’autres ont fait le choix inverse. Je me rappelle qu’un jour en 2008 j’ai démontré à un ministre tunisien, en citant les exemples de l’Espagne de Franco et des juntes militaires latino- américaines qui toléraient un pluralisme médiatique, insistant sur le fait que le verrouillage médiatique est une spécificité tunisienne. Il est resté bouche bée, croyant que l’autoritarisme s’accommode mal avec le pluralisme médiatique. C’est vrai que Ben Ali a resserré la vis, mais le concept était opérationnel et l’engrenage déjà en place depuis des décennies.
- Le neuvième porte sur l’environnement géopolitique et les rapports avec les puissances étrangères. Ben Ali était très souverainiste, mais il a une vision déformée des exigences de ce concept. Il faisait tout pour maintenir le pays dans un rideau de fer. Il n’accordait aucune marge aux diplomates et aux représentants des différents organismes nationaux à l’étranger. Il n’avait pas confiance en eux et voyait que tout devait passer par lui et ses services. De ce fait, ils ne pouvaient pas avoir d’initiative. Or, un Etat moderne qui se veut ouvert au moins économiquement, ne peut pas gérer ses rapports avec les puissances étrangères et les pays frères et amis de cette manière.
En fait, Ben Ali qui était formé à l’aube de l’indépendance et avait acquis son expérience de base dans le domaine sécuritaire, a accédé à la magistrature suprême au moment où le socle initial de l’échafaudage tiers-mondiste et socialiste commence à s’ébranler. Il a donné l’impression dans son discours des premiers mois qu’il avait saisi la donne. Mais il a vite repris ses anciens reflexes. Ces postulats le mettaient à l’aise parce qu’ils reflètent ses convictions profondes, mais ils avaient constitué avec le temps à la fois une camisole de force et des lunettes opaques qui l’empêchaient de voir la réalité évoluer. S’il avait tiré les enseignements du tournant historique qui l’avait porté si haut et du levier populaire qui l’avait installé confortablement à la tête de l’Etat, il aurait moins de pouvoir et de longévité politique, plus de contrariétés à affronter, mais il aurait au moins été enterré dans sa terre natale.
*Aboussaoud Hmidi, journaliste