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Tribunes
Décider en temps d’incertitude
26/09/2022 | 15:39
6 min
Décider en temps d’incertitude

 

                                                                Par Hamadi Redissi*


Lecture critique du livre de Hatem M’rad : Les dérives contraires en Tunisie. Autour de Carl Schmitt, Tunis, Cérès, 2022.

 

 

Il est rare que la révolution tunisienne soit analysée par les ressources de la théorie politique. Encore moins par la pensée de Carl Schmitt, un juriste-philosophe controversé qui s’est compromis un temps avec le nazisme. Schmitt, de l’aveu de M’rad, est antilibéral, anticommuniste, nationaliste, étatiste, catholique (les italiques sont de l’auteur). Ce qui est « curieux, voire paradoxal » reconnaît d’emblée M’rad, c’est le choix d’un auteur connu par ce qu’on appelle le « décisionnisme » (la décision reportée à l’autorité légitime qui l’a prise) pour penser une révolution/transition par nature incertaine, « marquée, dit-il, par une indécision aussi éclatante que symptomatique ». La révolution/transition est un processus, le décisionnisme décrit les choses en l’état. La transition est démocratique, Schmitt a des réserves sur la démocratie parlementaire. Voilà le problème. La thèse :  le système post-14 janvier passe d’une « sous-décision » ou une « sous-autorité » à la « sur-décision » ou « sur-autorité » après le 25 juillet 2022 ; en somme de l’impuissance à l’omnipotence. 

 

Durant la première phase de la transition (première partie), la sous-autorité de la transition est marquée par « l’inimitié intense » entre les islamistes et les laïcs. C’est l’élément central (chapitre 1). L’animosité, se réfère à l’« essence du politique » chez Schmitt : la distinction entre « ami » et « ennemi », tous deux engagés dans une lutte à mort de type existentiel. Le conflit et la violence sont inhérents à la politique, contrairement à la vision libérale dépolitisée et contractualiste. Opposition existentielle entre individus ou entre communautés ? La question demeure en suspens.  Pourtant, en Tunisie, ces « ennemis irréconciliables » ont coopéré et collaboré. Mais sans cesser au fond de se détester, comme on le voit à travers le mot d’ordre volontariste « Echaab Yurid » qui réactive la ligne de partage (ami vs ennemi) dans un contexte de « sur-décision ». Deuxième élément : l’hostilité au parlement et à la démocratie représentative. Schmitt est foncièrement hostile à la démocratie parlementaire, aux deux défauts majeurs : elle brise l’unité de l’Etat et elle fait obstacle à l’expression directe de la volonté du peuple. Elle manque à « l’homogénéité » ou à « l’identité » entre État et peuple, propice à la prise de décision par une seule autorité (décisionnisme). A ce niveau, l’auteur décrit l’impuissance du parlement issu de la Révolution et les déboires d’une démocratie  partitocratique (chapitres 2 et 3). Troisième élément, le « décisionnisme constitutionnel » (chapitre 4).  C’est le Souverain qui décide de la constitution, et l’ordre constitutionnel n’est pas  un ensemble de normes découlant les unes des autres. Schmitt se démarque ici du normativisme de Kelsen prisonnier d’une tautologie : la norme est valide parce qu’elle valide. Pour Schmitt c’est l’Etat qui établit la norme et non l’inverse. L’Assemblée nationale constituante a été justement l’autorité disposant de la plenitudo potestatis, la plénitude des pouvoirs, une véritable « dictature souveraine » pour reprendre un concept schmittien. Elle pouvait tout faire. Inopportunément, elle met en place un Etat désuni, une autorité fractionnée et non un Etat qui unit « l’Etat, l’auctoritas et l’imperium ». Elle suscite un besoin de « leadership décisif » (chapitre 6). Faute de l’incarner, Saïd opère son coup de force. On entre dans la seconde phase de la sur-autorité de l’état d’exception (deuxième partie).

 

Au cœur de la démonstration, l’état d’exception du 25 juillet. Premier chapitre de la deuxième partie, il est le plus long et le plus abouti. « Un moment schmittien » ? M’rad se réfère aux livres La dictature (1921)  et Théologie politique (1923) de Schmitt pour distinguer entre « la dictature de commission » et la « dictature souveraine » : l’une suspend le droit momentanément en vue de rétablir l’ordre constitutionnelle, l’autre instaure carrément un nouvel ordre souverain ! M’rad passe en revue les expériences historiques qu’il compare au cas d’espèce.  Qui décide ? Le Souverain. Le paradoxe de l’état d’exception : le souverain est à la fois dans l’ordre juridique et en dehors.  Spécificité du « moment schimmittien » en Tunisie : Saïed incarne le droit suspendu et restauré ; il est à la fois dans l’ordre juridique et en dehors. Il édicte et applique le droit, tout en étant à l’extérieur du système normatif. Sa parole « a force de loi, sans loi ». La scène est familière désormais : le recours à l’article 80 est exceptionnel y compris par les entorses au droit en vigueur. Soit. Mais si nous sommes dans une dictature souveraine, pourquoi considérer que si ce moment se prolonge, il « risque de conduire vers la fin du moment démocratique ». D’autant plus que l’essai typologique des dictateurs tunisiens, en fait élégamment « un dictateur romano-éthique » (chapitre 2). M’rad décortique le « système » Saïed. Il engage la discussion sur son « justicialisme », sa « mystique » de l’autorité, son « esprit de vengeance » contraire à la raison. Il existe un risque de faire passer l’Etat pluralisme vers « l’Etat total » à travers le « pouvoir préconstituant » désormais dépassé par le référendum constitutionnel (chapitre 4). Le décisionnisme schmittien doit passer  un test final : le peuple souverain. Ce n’est pas une mince affaire. Le décisionnisme pur ou radical se méfie du peuple (comme il se méfie de la démocratie et du libéralisme) et confie la décision à une autorité unie, le Souverain, en l’espèce l’Etat. Comment faire pour que la « décision » revienne au peuple sans que le principe d’unité ne soit étiolé en petits fragments de peuple ? Schmitt tempère le décisionnisme pur par la théorie de l’institution qu’il doit à Hauriou. Dotée d’organes et de fonction, l’institution exprime une idée.  Producteur de normes, l’Etat est l’institution des institutions.  Saïed a pu donner l’impression de redonner au peuple la souveraineté dont il a été dépouillé. En fait, « il exerce le pouvoir exceptionnellement limité au nom du peuple ». Mais ce peuple divisé en petits bouts de peuple est introuvable. M’rad évoque sans l’affronter ouvertement l’hypothèse populiste, si prégnante dans la vie politique. Et il ne discute pas les travaux qui lui sont consacrés. M’rad se concentre sur les excès de Saïed, appelle au droit de révolte contre l’oppression et plaide le « juste milieu » si caractéristique de la tradition politique tunisienne. En conclusion, l’auteur reprend la question de départ.   Pourquoi Schmitt ? Parce qu’il réhabilite le politique dans une transition dominée par le juridisme. La Tunisie avait effectivement besoin d’un décisionnisme mais « légal et démocratique ».  En quoi le décisionnisme de Schmitt est-il utile pour comprendre la transition ? Parce qu’il révèle à quel point cette transition est marquée par « l’indécision » en tout. Rien n’a été fixé dans le marbre du 14 janvier à nos jours. Même Saïed est « indécis ». Démesurément indécis. Et pourquoi M’rad écrit-il un livre stimulant sur Schmitt ? La réponse est fournie par l’auteur lui-même indirectement, en faisant parler R. Aron qui disait la « satisfaction intellectuelle authentique » qu’on éprouve à se confronter aux grands esprits.

 

 

26/09/2022 | 15:39
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Commentaires
Smokin'Joe
Merci pour le contenu
a posté le 27-09-2022 à 13:31
Article riche et passionnant, merci